Un peu seul. Un peu en colère. Un peu absent.
Tu t'avances dans la vie comme un fantôme.
Toujours de trop.

× Je m'appelle Lux Grace.
Tu grandis dans une famille sans prétentions, benjamin au sein d'une fratrie de quatre. Plus jeune de cinq ans ; un fossé insurmontable à tes yeux d'enfant. Un peu timide, un peu trop calme, préférant la compagnie des livres à celles de ses camarades, réfugié à la bibliothèque dès que l'occasion s'en présentait. Apathique, la flamme d'énergie qui anime habituellement le cœur des petits garçons déjà soufflée par un désintérêt plus que total pour le monde extérieur. Tu observes en silence, tu apprends, tu te perds dans des univers imaginaires qui n'existent qu'entre les pages de tes romans. Arrivé à l'âge adulte, ta voie est toute tracée : tu seras écrivain. Il y a trop de couleurs dans ta tête, trop de mots qui ne peuvent s'exprimer qu'à travers la fiction. Trop d'espoirs, de désirs. Tu te consacres à cette carrière avec plus de volonté que tu n'en as jamais investi dans quoi que ce soit, perdant contact avec toute forme de civilisation, prostré dans ta forteresse mentale de solitude - et surtout, enfermé dans la maison qui autrefois appartenait à tes parents. Tes frères et sœurs ont quitté les lieux depuis longtemps, fondant leur propre foyer, et tes géniteurs se sont retirés à la campagne pour vieillir loin de l'effervescence de la ville, t'abandonnant cette villa trop vide. C'est tant mieux. Tu préfères qu'on ne te dérange pas lorsque tu écris. De toute façon, tu n'es bon qu'à ça.

× J'ai trente-quatre ans.
Tu as souvent l'impression de n'être rien de plus qu'un personnage secondaire de ta propre histoire. On te voit, mais on ne te regarde pas. Tu t'es fait à cette idée : tu n'as rien d'intéressant. Tu as beau être un homme dans la force de l'âge, tu es petit, râblé. Cent-soixante-neuf centimètres de haut, tout juste assez pour atteindre le sommet des étagères si tu te dresses sur la pointe des pieds. Des cheveux cendrés, coupés courts et coiffés sans grand soin. Des rides prématurées, des cernes sombres qui contrastent avec ta peau pâlie par un refus catégorique de t'exposer au soleil. Tes yeux, unique étincelle de vie dans ce visage quelconque et dénué d'originalité, sont la seule chose dont tu pourrais éventuellement te vanter si par mégarde tu t'abandonnais à tant de narcissisme ; ils sont bleus, d'un bleu si sombre qu'ils en paraissent presque noirs dans l'obscurité, à l'instar d'un ciel nocturne. Mais surtout, ton regard brille, reflet étincelant des rêves puérils et féeriques que la cruauté du monde n'a pas su détruire.

× Maintenant, s'il vous plaît, laissez-moi tranquille.
Tu sors peu. Lorsque par malheur tu dois mettre le nez dehors, c'est de préférence à la nuit tombée, voire très tôt le matin, lorsque la plus grande majorité des citoyens sont encore endormis. Tu évites de fréquenter les lieux trop populaires, te bornant à des visites régulières à la bibliothèque et au musée. Le silence qu'il y règne te plaît. Tu n'as aucun ami, seulement des connaissances dont tu serais bien en peine de te rappeler le nom - ces gens ne t'intéressent pas. Ils n'ont rien d'exceptionnel, et tu es un élitiste qui s'ignore, un élitiste qui ne s'estime pas assez bien pour mériter l'affection de qui que ce soit. Tu es paradoxal, mais peu t'importe. En vérité, tu te comportes comme si rien ne t'importait. En quelque sorte, tu te méprises. Tu es insignifiant. Tu n'es pas de ceux qui accompliront de grandes choses. Tu n'es pas un héros, tu n'es pas un monstre, tu es un spectre. Invisible, inconsistant, indifférent - du moins, en apparence. Tu t'efforces d'agir comme si rien n'était capable de t'atteindre, et en général, cela suffit à éloigner les catastrophes. Ne pas sourire. Ne pas s'attacher. Demeurer immobile. Pourtant, tu as des choses à dire, des connaissances à partager. Mais tu n'engages pas les conversations, au contraire, tu préfères les écourter lorsque tes interlocuteurs se montrent trop amicaux, trop insistants. Tu n'es pas sans-cœur, loin de là ; tu es de ces gens qui sont incapables de résister à la misère du monde, qui voudraient tendre la main aux malchanceux, accorder un sourire à ceux qui n'ont pour ami qu'un désespoir sans fin. Mais il t'est plus facile de fermer les yeux sur la souffrance et de te détourner avant qu'elle ne te touche ; tu refuses de t'impliquer, tu refuses de compliquer ton existence. Tu t'accroches au sarcasme ainsi qu'à ta froideur apparente comme à une bouée de sauvetage, dans l'optique à peine déguisée de ne pas sombrer dans le vortex qu'on appelle les sentiments. Et tu es seul. Tu es seul. Au fond, sans doute, tu pries pour qu'on t'arrache à ce vide auquel tu t'évertues à te complaire, tu pries, et tes hurlements muets déchirent le voile de ton équilibre. Tu survis. Tu survivras. C'est l'essentiel.

En somme, tu es quelqu'un d'éminemment pathétique.
Mais après tout, personne n'est là pour le voir.